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Conference | Paper

La critique centre-européenne de l'absolutisme romantique. Étude de l'ironie et de la légèreté métaphysique comme antidote à la « Terreur lyrique »

Ulysse Manhes

Thursday 23 May 2024

16:45 - 17:30

UNIFR-3024

Hostile aux « valeurs intermédiaires », c’est-à-dire à la dialectique, au pluralisme, à l’ironie (aux meson artistotéliciens : les degrés contradictoires vers une vérité), l’esprit romantique se conçoit, pour Broch, comme une forme particulière d’extase, de radicalisme lyrique, que Milan Kundera qualifiera plus tard, dans le sillage de Broch, d’hypertrophie de l’âme. Cet aveuglement sentimental, niché dans la matrice de l’esprit romantique, apparut aux penseurs d’Europe centrale comme l’une des sources vives de la Terreur totalitaire de vingtième siècle : « Plus que la Terreur, la lyrisation de la Terreur fut pour moi un traumatisme. À jamais, j'ai été vacciné contre toutes les tentations lyriques » (Milan Kundera, Les Testaments trahis). Forme d’hybris émotive ou de titanisme sentimental, que l’on retrouve étudiée, tel un leitmotiv, dans de nombreuses productions intellectuelles et littéraires d’Europe centrale, des Mémoires de Hongrie de Sándor Márai au roman La vie est ailleurs de Milan Kundera, du Néron, poète sanglant de Dezső Kosztolányi à Homo poeticus de Danilo Kis.

À cet absolutisme romantique, perçu par beaucoup comme l’une des marques de « l’âme slave », des esprits d’Europe centrale ont opposé une culture profonde du scepticisme, de la dérision et de la « problématicité » (Patočka). L’un des enseignements de la pensée dissidente fut ainsi son ironie anti-romantique, doublée d’une certaine légèreté métaphysique proprement centre-européenne, comme antidote aux tentations titanesques et totalitaires. Ainsi le hongrois François Fejtö avait-il fait de son mot d’ordre philosophique la formule allemande : Nur keine Sentimentalität – surtout, pas de sentimentalisme ! De même pour la supplique d’Emil Cioran : « Mon idéal d’écriture : faire taire à tout jamais le poète qu’on recèle en soi ; liquider ses derniers vestiges de lyrisme (…). Piétiner jusqu’à ses élans et ses grimaces ». Et de même encore du romancier polonais Witold Gombrowicz lorsqu’il revendiquait un « sain esprit de contradiction » contre le « sucre pur » et les aveuglements destructeurs de la lyrisation du monde.

On retrouve ainsi, dans ce vaste réservoir intellectuel, une forme de sensibilité anti-sensible, une éthique dubitative analysée également par le penseur Vladimir Jankélévitch qui reconnaissait en l’ironie la réponse suprême à « l’impérialisme de nos tendances, la nature passionnelle et, pour ainsi dire, cancéreuse de nos moindres sentiments » (L’ironie).